• LA PREMIERE EPOUSE

     

     

     

    LA PREMIERE EPOUSE

    En deuil de son mari vivant

    Une mère de quatre enfants abandonnée après 25 ans par un mari coureur de jupons qui lui préfère une plus jeune... Situation banale, mais qui inspire à Françoise Chandernagor un livre déchirant, remarquable. 

    Quel grand sujet que la rupture, la séparation, le divorce! Encore faut-il être de taille, car l'exercice est périlleux et le secteur encombré. C'est là qu'on attend l'écrivain! Françoise Chandernagor, dans son roman « La première épouse », s'en sort avec une force exceptionnelle. C'est bien simple: on y croit.

    La narratrice, Catherine, fait le tour de la question comme on exécute un tour de chant. Pour commencer, genre Grand Siècle. Aria déchirante de l'épouse, abandonnée après vingt-cinq ans de mariage, et quatre enfants. «Perdue», elle est. Sur tous les tons. Trilles, thrènes et autres tremblements. Leitmotiv: «Je suis en deuil de mon mari vivant.» Et puis le programme glisse vers un registre plus bourgeois, s'offre même, çà et là, des couplets d'un pittoresque vaudevillesque avant de repartir dans de sauvages envolées. A la fin, l'artiste prend du recul. Elle peut être fière de son travail. Et contente de son coup.

    Catherine est, comme Françoise Chandernagor, un écrivain célèbre. Son mari, Francis, préside un grand établissement financier. Ils se sont connus pendant leurs études. Elle n'a jamais cessé de l'aimer. Et voilà qu'à l'instar de tant de maris à l'approche de la cinquantaine, il la plaque. Pour une plus jeune. Au fur et à mesure que se précise l'infortune de la narratrice, on découvre que son mari a toujours «couru le jupon», qu'il archivait même ses souvenirs d'adultère et les laissait traîner pour que sa femme s'en instruise. Les «anciennes» constituaient une sorte de «harem» et s'entendaient très bien entre elles, ainsi qu'avec Catherine, la «première épouse». Mais avec la nouvelle, c'est du sérieux. Il veut lui faire des enfants. Catherine apprend que leur liaison ne date pas d'hier, qu'elle s'est développée avec la complicité du père de Francis, et de sa secrétaire. Vaste complot.

    Catherine tombe de haut. Et le lecteur avec elle. Un lecteur sidéré par la gravité des accusations portées par la répudiée. Sadisme: Francis lui a broyé la main, qui restera estropiée. Cynisme: «bigame dans l'âme», il avait demandé Catherine en mariage en faisant en même temps la même proposition à une certaine Irène qu'il aurait sans doute épousée si elle n'avait pas été stérile. Et, un peu plus tôt, il avait fait miroiter de joyeuses noces à une autre conquête. Goujaterie: ayant emmené sa «blonde du moment» dans le lit conjugal, il fait la leçon à sa femme: «Je dois te dire qu'elle a trouvé notre intérieur négligé, notre chambre surtout, les draps mal bordés.» Quelques exemples parmi cent autres.

    A un tel récit, une seule réaction: fallait-il qu'elle soit masochiste, cette femme si fidèle, pour se laisser traiter avec tant de cruauté! Non, plaide-t-elle, amoureuse, simplement amoureuse. Et ne voulant pas regarder les choses en face. Regarder en face avait d'ailleurs été, au sens propre, impossible à Catherine, dès l'enfance, à cause d'un strabisme. Son «regard en dessous» lui avait valu la méfiance de ses camarades d'école. Mais sa douleur d'ancienne «loucheuse» l'avait d'une certaine façon rapprochée de Francis qui, «petit rouquin», avait souffert lui aussi pendant les «récrés».

    Catherine compare son union avec Francis au «mariage de la carpe et du chaud lapin». Va pour le chaud lapin, mais la narratrice est d'une éloquence peu compatible avec la réputation des carpes. Elle confie ceci, qui nous ramène à son aveuglement: «Je ne remarque rien de ce qui se dit sans mots.» Elle passe aux aveux complets, quitte à ce qu'on la taxe d'exhibitionnisme. «Les enfants font aussi partie d'un passé souillé: ils sont un souvenir de lui. Mère indigne, je l'ai été quelques minutes, pas plus, et dans le secret de mon cœur. Au moins suis-je éclairée sur le crime de Médée.»

    Catherine, femme de parole, répète qu'elle aime toujours son menteur-né, et en même temps elle se venge. Elle emprisonne son ex-mari et la nouvelle femme de celui-ci dans une histoire d'amour, qui devient «son» œuvre, à elle. Francis aura peut-être du mal à s'en remettre, mais il l'a cherché. Et puis, comme l'a si bien dit Sacha Guitry:
    «La plupart des hommes n'ont que ce qu'ils méritent. Les autres sont célibataires.» D'une tragique erreur Françoise Chandernagor tire donc un admirable livre d'où il ressort que, lorsque tout semble vous trahir, la littérature seule ne ment pas: «Ce n'est pas le cri, c'est le style qui guérit», conclut-elle.


  • Commentaires

    1
    Vendredi 11 Octobre 2013 à 08:33

    Très envie de le lire après ta description complète et d'une grande dignité. Magnifique papillon (lol) Bisous

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